Bukavu - Congo 1967
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Bukavu - Congo 1967
(ANC) dans la région de Bukavu. Depuis son indépendance en 1960, l’ancien Congo belge est un laboratoire de nouvelles pratiques militaires avec la renaissance du phénomène du mercenariat. Dès 1960, la sécession du Katanga marque l’irruption sur la scène géopolitique des « Affreux ». Engagés au Katanga au service des intérêts miniers belges, les mercenaires se lient au président de la province séparatiste, Moïse Tshombé. Après ce premier épisode, les « Affreux » sont de retour en RDC en 1964. Cette fois-ci, ils sont au service du pouvoir central où Moïse Tshombé occupe la place de premier ministre. L’année suivante, le général Mobutu prend le pouvoir par coup d’État et conserve les étrangers pour encadrer l’ANC. Deux ans plus tard, ils se retournent contre lui. Ces « volontaires étrangers » sont principalement issus de trois unités. La première est le 5e commando (5e codo) dirigé par Mike Hoare ; la seconde, le 6e Bataillon commando étranger (6e BCE), est placée sous les ordres de Bob Denard ; la troisième est le 10e Codo dont le Belge Jean Schramme assure le commandement. Apparemment mineure, la révolte des « Affreux » en 1967 est, en réalité, révélatrice de nombreuses mutations.
À l’issue de ces événements, Bob Denard s’impose comme la principale figure du milieu mercenaire en Afrique. Il incarne jusqu’à la fin des années 1980 (voire jusqu’en 1995 avec la tentative de retour aux Comores) le mercenariat français et européen. Les changements successifs de camp des « Affreux » en RDC ont, à la fois, fasciné le public occidental et fait naître une double légende, noire ou dorée, des personnalités de cette nouvelle catégorie d’acteurs de la scène politique et militaire africaine. À la lumière de l’étude de la révolte de 1967, il s’agit ici de comprendre et d’analyser les mutations des pratiques combattantes et de la géopolitique incarnées par les mercenaires. Leur action a été considérée comme suffisamment sensible pour qu’à la suite de ces événements et de la guerre au Biafra, l’OUA cherche à réglementer leur utilisation. L’organisation panafricaine édicte en 1972 le premier texte international sur le sujet, la Convention pour l’élimination des mercenaires en Afrique.
Pour mieux appréhender les enjeux à moyen terme de leur action en Afrique, l’analyse se fera à trois échelles : enjeux internes au groupe de ces nouveaux acteurs des guerres de la période postcoloniale, enjeux pour le Zaïre en incapacité de se stabiliser depuis son indépendance et pour la géopolitique africaine, voire mondiale.
Organisation d’un nouveau groupe de combattants dans les conflits post-coloniaux
Pour le groupe des « volontaires étrangers » présents en RDC, la première conséquence de la révolte de 1967 est une hiérarchisation nouvelle du milieu et l’effacement de la plupart des figures qui avaient marqué la première moitié des années 1960. La sécession du Katanga et le recrutement des « Affreux » sont des événements fondateurs dans l’emploi de mercenaires dans l’Afrique postcoloniale. Elle met en lumière quelques grands chefs irréguliers. Anciens officiers supérieurs de l’armée française, Roger Trinquier et Roger Faulques sont trop liés à leur institution d’origine et n’agissent que sur ordre secret de Paris. Tony de Saint Paul meurt au Yémen en 1963. Après cette date, seules se dégagent trois grandes figures : Mike Hoare, Jean Schramme et Bob Denard. Inconsciemment ou non, ils sont en compétition sur ce « marché » nouveau du mercenariat.
Les éléments anglophones s’effacent les premiers de la scène zaïroise. Dirigés par Mike Hoare, les 300 hommes environ du 5e codo ont très bonne réputation et font figure de groupe d’élite parmi les unités étrangères. Pourtant, leur commandant retourne à la vie civile en Afrique du sud. Ensuite, placé sous les ordres de Peeters, son second, le 5e codo est écarté des opérations les plus décisives. Essentiellement composé de Sud-Africains, le groupe a toujours opéré séparément des autres étrangers et de l’ANC « puisqu’ils [les hommes du 5e codo] sont par définition racistes [1] ». Au contraire, les 6e et 10e codo servent à encadrer l’armée congolaise. En novembre 1964, les 500 « volontaires étrangers » reprennent le contrôle de Stanleyville (Kisangani) face à la guérilla. Par petits groupes de 3, 5, 10 ou 20, Belges et Français encadrent des régiments de l’ANC sur tout le territoire de la RDC [2].
L’échec de la révolte de 1967 marque la perte de crédibilité de Jean Schramme. Même s’il est grièvement blessé le 5 juillet au cours des combats et évacué vers la Rhodésie, Bob Denard s’impose désormais comme le principal chef mercenaire. En réalité, les événements de 1967 sont l’aboutissement d’un processus qui se déroule entre 1964 et 1967. Après le Katanga, les Belges sont les plus nombreux et surtout occupent les fonctions stratégiques : « Les Belges avaient les postes-clés, commandants de base, 3e, 4e bureau ainsi que tous les services [3]. » Peu à peu, c’est à Denard que sont confiées de nouvelles responsabilités, comme le montre le projet de Mobutu de mettre sur pied une brigade mixte de volontaires étrangers-ANC. L’organisation du futur corps et son commandement sont attribués à Denard. Pour cela, le Français envoie en 1966 des agents de recrutement en Europe. Désormais, il élargit son cercle au-delà de l’Hexagone et même de la Belgique. Un de ses hommes opère ainsi en Espagne ; un autre en Italie [4]. Au-delà du cas personnel de Denard, les Français du 6e BCE s’imposent progressivement aux dépens des Belges. Ancien officier de l’armée française, le major Pinaton [5] décrit ainsi le jeu de rivalités entre étrangers : « Dès le début, je sentis une hostilité marquée de la part des “cadres” belges qui voyaient en moi le Français devant occuper un poste important et le major venant s’introduire dans leur tableau d’avancement [6]. »
Ainsi, la concurrence entre mercenaires belges et français entraîne de fréquentes tensions. Le colonel Wauthier, qui prend la tête d’une révolte des Katangais en 1966, n’hésite pas l’année précédente, à protester de l’avancement donné au Français Bob Denard [7] : « J’apprends avec stupeur la nomination au grade de major du commandant Denard (…). Il me répugne de critiquer un collègue mais il serait naïf de ne pas vous faire remarquer que le nouveau promu, quartier-maître de son armée d’origine, est à votre service depuis quatre mois et bénéficie déjà de promotions qui nous furent refusées après sept mois de services tout aussi valables (…). Croyez bien, mon général, que nous restons les Katangais et moi-même vos fidèles serviteurs malgré que ceux-ci ne savent plus non plus ce qu’est l’avancement suivant le mérite [8]. » Cette frustration de certains Belges et des Katangais est l’un des moteurs de leur insurrection à l’été 1966. Cette première révolte de mercenaires et des ex-gendarmes est appuyée par une petite partie du 6e BCE.
Finalement, elle assure la place dominante de Bob Denard. En effet, il résiste aux insurgés à Kisangani et empêche que le mouvement fasse tâche d’huile parmi les mercenaires étrangers. Dans un second temps, il assure l’écrasement des insurgés et fait ainsi preuve de sa fidélité à Mobutu. Il en reçoit des marques de gratitudes, comme ce courrier du commandant en chef de l’ANC : « Je tiens à vous féliciter très sincèrement et vous remercier de tout cœur au nom du président de la République démocratique du Congo pour l’excellent travail accompli par vos militaires pour la réussite de l’opération Kasebe-Shabunda sur la rivière Lugulu pour empêcher et désarmer la colonne des ex-gendarmes katangais qui ont pisté de Punia, Kasebe et Shabunda (…) [9]. » Denard démontre ainsi sa volonté de répondre au contrat qu’il a rempli avec ses employeurs. Il comprend que le signal peut être reçu par d’autres commanditaires potentiels. Le Français cherche donc à faire de ses hommes un modèle de troupe mercenaire par sa qualité militaire mais aussi sa capacité à remplir fidèlement la mission qui lui a été confiée : « Considérons-nous comme étant au service d’un patron, et quand on est au service d’un patron, celui-ci vous paie pour votre rendement, il faut lui apporter quelque chose ; sinon, il vous remercie [10]. »
Pour cela, en profitant du ralliement d’une partie du bataillon à la révolte des Katangais qu’il a écrasée, il renforce son autorité sur les mercenaires étrangers : « Il faut bien se mettre à l’évidence que le 6e codo comme il existait avant, il est nécessaire de tracer une nouvelle ligne de conduite, compte tenu des éléments dont je dispose. J’ai conscience d’avoir fait mon travail et de l’avoir bien fait [11]. » La phase d’éparpillement des « volontaires étrangers » pour encadrer des éléments de l’ANC est achevée. Denard regroupe les hommes du 6e BCE Désormais, son ambition est de bâtir autour de lui une troupe étrangère d’élite par sa « conscience professionnelle » et son comportement exemplaire : « On peut prendre exemple sur le 5e codo car le 5e codo ne fait qu’un seul homme ; pour le 6e BCE, ce n’est pas encore le cas ; ce n’est pas parce que nous sommes mélangés, de nationalités différentes, il y a chez nous des Belges, des Français, des Italiens, etc. Il faut créer un esprit de corps car c’est cet esprit de corps qui fera alors notre force et les gens qui nous emploient en seront conscients (…). Je sais bien que vous avez parfois été livrés à vous-mêmes mais, dans certaines circonstances, certains se révèlent, d’autres se pourrissent. Voyez les événements de Kisangani et voyez qu’avec une petite minorité, on peut faire quelque chose (…) [12]. » Denard réorganise le 6e BCE et consacre plus particulièrement ses soins à la mise en place d’un corps d’élite, le « 1e choc » : « Dans un très prochain temps, ceux qui sont ici seront regroupés sous les ordres du capitaine Dulac en un 1e groupe de combat [13]. »
La nouvelle structuration du bataillon de Denard passe par une épuration et la disparition des mauvais comportements : « Tous les petits trafics, et je pourrais en citer pas mal car je suis bien informé, n’ont fait que nuire à l’esprit de solidarité et de camaraderie ; on a même vendu un revolver jusqu’à 100 000 francs, bien entendu s’il y a des pigeons tant pis pour eux mais dans ce domaine, il y a beaucoup à dire [14]. » De fait, dans la compétition entre les différents groupes, les faiblesses de certains mercenaires doivent servir aux autres à se distinguer. Le major Pinaton met en valeur ses efforts personnels dans le domaine : « Denard me fit appeler et me confia le commandement de la 3e compagnie qui se trouvait en opération-actuellement bloquée à 80 km de Panga, capitale de la rébellion. Je découvris non pas une unité de combat mais une bande de gens hirsutes, se livrant à tous les loisirs possibles sur place (bains, chasse, poker) mais pas la guerre (…). Leur chef, un Belge, n’avait aucune autorité, il avait même été rossé par ses hommes. La reprise en main m’a pris une semaine en ce qui concerne les hommes : 40 Européens et 80 auxiliaires congolais. Je dus aussi remanier le dispositif sur le terrain car l’unité était répartie en 7 postes sans aucune réserve opérationnelle. Je ne conservais que trois postes et formais un commando de chasse. Deux semaines après mon arrivée, nous avions progressé de 80 kilomètres, pris Panga, tuant 100 rebelles et faisant 200 prisonniers. Je reçus les félicitations de Mobutu [15]. »
En 1967, après la reprise en main de son bataillon et la participation à la répression contre les Katangais révoltés, Bob Denard peut ainsi soigner son image auprès des institutions zaïroises et diffuser l’image qu’il souhaite se donner. Il répond ainsi à une interview du service de presse de l’ANC : « Ce n’est pas parce qu’on nous fait porter l’étiquette de mercenaires qu’il faut penser que nous sommes prêts à suivre n’importe quelle aventure, en faisant fi des engagements que nous avons pris envers le gouvernement de la RDC. Je suis fier de pouvoir dire que la grande majorité de mes hommes partagent mes sentiments vis-à-vis du respect des engagements pris, vous avez pu vous rendre à mon état-major et avez pu constater que notre devise est “honneur et fidélité [16]”. Je pense qu’elle a été respectée. J’espère que le peuple congolais et les troupes de l’ANC en particulier en ont pris conscience. Je profite de l’occasion pour vous demander (…) de bannir le mot “mercenaire” [17]. »
Incontestablement, l’une des raisons qui permet à Denard d’émerger de cette nébuleuse des « Affreux » de la première moitié des années 1960 est sa capacité à projeter l’image d’un groupe d’« experts volontaires [18] », et non d’irréguliers sans morale et uniquement soucieux de s’enrichir. Seul le 5e codo pouvait le concurrencer sur ce terrain mais la retraite de Mike Hoare a donné un avantage décisif à Denard. Jean Schramme demeure l’homme du Katanga, comme il en témoigne lui-même dans ses souvenirs à propos de la révolte de 1966 : « Il [Denard] a pris l’initiative d’ouvrir le feu sur les Katangais, ses anciens frères d’armes des années 1960-1962. Nous ne lui pardonnerons jamais [19]. » En 1966-1967, le mercenaire français devient donc un élément central du dispositif militaire de Mobutu en RDC.
Les enjeux militaires et politiques en RDC
Le général Mobutu a conscience qu’il ne peut faire reposer son fragile pouvoir sur l’ANC. Selon lui, l’armée régulière zaïroise n’est pas suffisamment fiable [20]. Dans des notes préparatoires à une interview donnée au Figaro, Denard écrit : « L’ANC actuelle est issue de la Force Publique laquelle, depuis la mutinerie de juillet 1960 n’est jamais sortie de l’anarchie. Le manque de cadres mais aussi paradoxalement le manque de maturité d’esprit de la part des responsables. Je vous parlerai tout à l’heure des mercenaires mais ce qu’il faut dire maintenant, c’est que le général Mobutu lui-même sait bien que, pour de longues années encore, les cadres européens sont indispensables à l’ANC. Livrée à elle-même, l’ANC n’est plus rien d’autre qu’une bande de pillards et d’assassins. La preuve en a été faite, malheureusement, trop souvent pour qu’on puisse l’oublier. Le général Mobutu et les chefs de l’armée le savaient bien, je le répète, et je crois qu’il faut reconnaître, pour être objectif, que le fait d’avoir pris la responsabilité de recruter les “volontaires étrangers” est de leur part, la preuve d’un certain réalisme [21]. »
Outre l’encadrement de l’ANC, les compétences des mercenaires s’élargissent à la gestion des territoires qui repassent sous le contrôle de l’autorité centrale par leur biais. Ils sont ainsi des acteurs majeurs du rétablissement administratif et économique. Jean Schramme devient, au nom de Kinshasa, le décideur principal pour la province de Maniema. Dans ses souvenirs, il écrit : « Je n’avais jamais toléré l’intrusion des activités politiques sur le territoire que je gouvernais (…). J’estimais que la pacification était à ce prix. Je constituais, pourquoi le nier, un petit État dans l’État. Tous mes chefs de pelotons étaient également administrateurs [22]. » À Kisangani, Denard se pose en expert pour relancer la croissance économique dans la Province orientale [23]. Les mercenaires peuvent également avoir un rôle de frein à la corruption et au détournement d’argent [24]. Denard insiste sur ce rôle de pilier de la reconstruction, au-delà des aspects militaires : « Nous bâtissions des ponts, refaisions les routes, réimplantation de populations que la rébellion avait chassées dans la brousse (…). On ouvrait des dispensaires. Sur tout cela, j’ai des preuves irréfutables, (…). Le Dr Clause, un Américain, médecin personnel de Mobutu et les responsables de l’“opération Survie” le savent bien. Ils préféraient nous envoyer les médicaments à nous, parce qu’ils savaient que nous ne les revendrions pas. Alors que je peux vous citer le cas d’un médecin d’État qui avait ouvert une clinique personnelle avec les médicaments destinés à l’hôpital civil de Kisangani [25]. »
Un autre acteur doit être pris en compte pour mieux comprendre les enjeux politico-militaires de la RDC au milieu de la décennie 1960 ; ce sont les Katangais. Après l’échec de la sécession de la riche province méridionale entre 1960 et 1963, ses « gendarmes » ont été repris dans les forces de sécurité zaïroises. En 1964, le retour de Moïse Tshombé comme premier ministre du Congo est également un élément d’explication de leur entrée au service de Kinshasa. Même s’il est démis de ses fonctions un an plus tard par le président Kasa-Vubu, Tshombé demeure une figure de premier plan de la vie politique du pays. Chrétien, pro-occidental, il incarne aussi une forme de nationalisme. En effet, lors de la sécession du Katanga, les Bantous se livrent à des épurations ethniques contre les groupes d’origine kasaïenne. Ils chassent les Lubas, déportés dans la région par les Belges pour travailler dans les mines, et les réfugiés des États voisins (Rwandais, Angolais…). À la tête du gouvernement en 1964, Tshombé expulse également de RDC les Congolais de Brazzaville. Depuis l’époque de la sécession du Katanga, il a établi des liens solides avec les mercenaires étrangers. Parmi eux, les Belges sont les principaux. Denard et les hommes du 6e BCE sont également réputés tshombistes [26]. Cette nébuleuse politico-militaire tshombiste est considérée par Mobutu comme une menace contre son pouvoir.
Revenu au pouvoir en 1964, Tshombé a fait appel aux anciens « Affreux » contre les provinces rebelles. Au moment où Bruxelles tente de trouver un compromis entre Kinshasa et les Simbas, des partisans de Pierre Mulele, ancien ministre de Lumumba, prennent les armes au Kwilu et proposent leur appui aux Simbas [27]. Tshombé est alors persuadé que le processus diplomatique doit céder la place à une solution militaire. Comme l’assistance technique belge tergiverse, il fait appel à Denard et Schramme. Ainsi, le retour des mercenaires en RDC est associé à l’ancien président du Katanga et aux enjeux ethnico-politiques du pays. Au cours de l’année 1965, Mobutu joue habilement son propre jeu entre Tshombé et le président Kasa-Vubu. Commandant en chef de l’ANC, il est l’homme de la reconquête des territoires perdus contre les Simbas. Secrétaire d’État dans le gouvernement Lumumba à ses débuts, Mobutu se façonne ainsi une image de pacificateur intérieur entre les ethnies et les camps politiques en présence. Il devient l’unificateur d’un pays qui n’a jamais trouvé son équilibre depuis l’indépendance. Toutefois, le coup d’État de Mobutu le 24 novembre 1965 ravive les inquiétudes katangaises. Peu auparavant, le 14 novembre, Moïse Tshombé avait été écarté du poste de premier ministre. En 1966, l’accusation de trahison portée par Mobutu contre lui oblige Tshombé à s’exiler à Madrid. Mobutu semble avoir réussi son opération. Il est désormais l’homme fort de la RDC et a sous ses ordres l’ancienne troupe de Tshombé (« Affreux » et Katangais). Dans les mois qui suivent, la révolte des anciens gendarmes traduit cependant le fossé qui existe entre l’ANC de Mobutu et eux. En revanche, elle montre la fidélité des « volontaires étrangers », Schramme et Denard les premiers, au pouvoir de Kinshasa.
En 1967, les provinces rebelles sont repassées sous le contrôle de Kinshasa et les Simbas sont ralliés à l’ANC. Les « volontaires étrangers » ont contribué à ramener l’ordre et le calme auprès des populations de ces provinces, comme en témoigne le rapport de l’« opération Yangambi ». Denard y constate l’accueil favorable reçu au camp de travailleurs de Lusumbila : « Notre service peut vous assurer que la décision de la population pour ralliement au gouvernement légal est due au manque de sympathie de la dite population envers les rebelles et aux différents sévices appliqués par les rebelles vis-à-vis de cette population [28]. » Son unité a apporté de la nourriture et du matériel aux populations. Le mercenaire conclut que « les habitants du village sont également fermement décidés à se défendre-remise de deux fusils de chasse aux habitants (…). Le bilan de cette opération s’établit comme suit : 1 100 personnes environ retirées à l’influence rebelle (départ massif pouvant nuire au moral rebelle, tant par ce départ d’éléments amis ne partageant pas les idées rebelles que par le départ de certaines épouses de Simbas abandonnant leur mari (…) [29] ». La dictature de Mobutu accroît donc son emprise sur le pays.
Le chef d’État zaïrois pense pouvoir désormais se passer des étrangers. Il renonce au projet de brigade mixte ANC-mercenaires et se prépare même à liquider les troupes étrangères. Alors que le 6e BCE compte environ 500 hommes en 1964-1965, il n’est plus que de 196 hommes en 1967 [30]. Certes, les mercenaires ont essuyé des pertes importantes dans les combats. Les rapports d’opérations du 6e codo entre les mois de février et juillet 1965 font état de 16 tués. Le seul mois de juillet est marqué par la mort de 5 hommes (dont 2 officiers) [31]. Outre l’impression d’être suffisamment maître du pays pour renvoyer les « volontaires étrangers », Mobutu se heurte à l’endettement croissant du pays et au coût que représentent les anciens « Affreux ». D’ailleurs, les plaintes dans les rangs de ces derniers contre les retards de soldes se multiplient en 1966-1967 [32].
En 1967, deux facteurs ponctuels expliquent la révolte des mercenaires et le choix de Denard de suivre le mouvement, contrairement à l’année précédente. La première raison est la volonté de Mobutu de fondre les anciens gendarmes katangais dans l’ANC. Dans une interview au Figaro, Denard interprète ainsi le choix de Mobutu : « On sentait depuis le mois d’avril qu’il y avait des pressions sur Mobutu et le commandant en chef Bobozo pour dissoudre le bataillon de Schramme sous le prétexte de détribaliser cette unité.
- Détribaliser ?
- C’est un bataillon d’origine katangaise. Je leur avais fait remarquer l’erreur de casser cette unité disciplinée (…).
- Mais ces Katangais faisaient partie de l’ANC ?
- Non, ils n’ont jamais été complètement intégrés. Ils n’avaient pas de livrets militaires. C’était, en somme, des volontaires au même titre que nous (…) [33]. »
La seconde est l’enlèvement de Tshombé par Mobutu. Autour de Schramme et du 10e codo, les Katangais et les Belges restent proches des Tshombistes et préparent un coup contre le chef d’État de la RDC. Schramme écrit ainsi : « Puren [l’envoyé de l’ancien président du Katanga] me demanda de préciser moi-même mes besoins au président Tshombé. Je ne voulais rien écrire. Alors j’enregistrai un texte sur bande magnétique. Je précisais, sans équivoque, qu’en cas de “clash” avec L’ANC, il me faudrait un soutien en aviation, en personnel et en matériel [34]. » Mobutu accuse Denard d’avoir également pris contact avec Tshombé quand celui-ci était encore à Madrid.
Le mercenaire français a toujours nié la véracité de ce rapprochement. Dans ses mémoires publiés, le commandant du 6e BCE justifie autrement son basculement dans le camp des conspirateurs. Selon lui, il sent que la France va lâcher Mobutu et se rend « au siège des Affaires africaines et malgaches, rue de Grenelle. C’est le royaume du tout-puissant Jacques Foccart (…). Lorsqu’il [Jean Mauricheau-Beaupré] commence à me vanter les mérites de Moïse Tshombé, je tombe des nues : je croyais la France rangée une fois pour toutes dans le clan des amis de Mobutu. J’expose à Mauricheau-Beaupré les raisons qui m’incitent à faire confiance au président du Zaïre. Il les récuse une à une (…). Dès mon retour au Zaïre, je suis convoqué par Mobutu qui m’accuse de m’être entretenu avec Tshombé et me traite de renégat (…). Lorsque je quitte le président rassuré, je me demande si les services de Jacques Foccart n’auraient pas eux-mêmes convaincu Mobutu de mes accointances avec Tshombé, dans l’intention de me forcer la main [35] ». La révolte de 1967 comprend donc également une dimension géostratégique.
Enjeux géostratégiques au cœur de la guerre froide
L’Afrique récemment décolonisée est un enjeu majeur entre le bloc de l’Ouest et celui de l’Est dans le contexte de la Guerre froide. Les Américains entendent agir par eux-mêmes et établissent des accords directement avec les nouveaux dirigeants africains. Contre les guérillas communistes qui se développent en Angola, en Zambie ou en Rhodésie, les États-Unis estiment que la RDC constitue une base à partir de laquelle des opérations de soutien pourront être proposées aux régimes en place en lutte contre ces foyers de rébellions appuyées par l’Est. C’est pourquoi les Américains ont apporté leur soutien au coup d’État du général Mobutu. Le nouveau gouvernant de la RDC est un homme-lige pour Washington, comme en témoigne une lettre reçue par le commandant du 6e BCE à l’automne 1967 : « Il est très regrettable que rien n‘ait pu être fait avant la conférence de l’OUA [pour aider Jean Schramme]. Préparée et montée par les Américains, la Conférence au cours de laquelle, à côté des déclarations anticolonialistes creuses et sans portée pratique, les Américains ont exigé la présentation d’une motion anti-communiste destinée à rassurer les pays occidentaux (la Belgique en premier lieu), aura pour effet de raffermir Mobutu pour plusieurs mois dans ses fonctions et de renforcer l’autorité de l’Amérique et la CIA en particulier (…). Ceux qui voudraient t’aider, impressionnés par cette victoire américaine et mobutiste, n’en craignent que plus l’espionnage de la CIA et la révélation publique de l’aide qu’ils pourraient t’apporter [36]. »
À l’intérieur du bloc occidental, l’Afrique décolonisée est également un enjeu majeur pour les anciens colonisateurs. Le maintien de leur influence dans cette région du monde constitue l’espoir de sécuriser leur accès aux ressources et d’entretenir leur rang de puissance dans un monde en pleine réorganisation. Belges et Français sont en concurrence pour imposer leur influence dans cette région de l’Afrique. Denard reçoit l’appui des cellules Foccart : « Les services secrets français ne me fournissent aucun subside, ni même d’ordre précis. Cependant, le colonel Robert qui dirige le service Afrique du SDECE me fait savoir qu’il compte sur moi pour le renseigner sur les visées des Russes et des Chinois (…). Sitôt débarqué à Léopoldville, je noue des rapports semi-officiels avec l’ambassadeur de France, Pierre Kosciusko-Morizet, ainsi qu’avec l’attaché militaire [37]. »
C’est la prise de conscience des ambitions gaulliennes qui poussent Bruxelles à proposer son Assistance technique à la RDC en 1963 après un retrait brutal trois ans auparavant [38]. C’est pourquoi il est la cible des Belges entre 1964 et la révolte de 1966. Dans un courrier adressé au roi des Belges, le capitaine Bottu explique les enjeux du maintien de son supérieur, le colonel Lamouline, commandant en chef de l’Assistance technique en RDC. Son départ pourrait entraîner une nouvelle perte d’influence au profit des Français : « Lorsque le premier ministre Tshombé reprit le pouvoir au Congo, nous avons offert nos services comme volontaires et ce, avec approbation officieuse de la Sûreté. Le but que nous avons voulu réaliser en constituant cette unité était, avant tout, de maintenir la grandeur belge et de sauver nos compatriotes par une participation active que l’Assistance Technique militaire ne pouvait pas se permettre à cause de possibles complications sur la scène internationale (…). Constitué de nombreux étrangers, dont un nombre important de Français, le commandement reste belge jusqu’à présent, ce qui est capital pour notre pays (…).mais je sais que son départ sera suivi d’une lutte au pouvoir dans laquelle les Français, qui font tout pour éliminer à certains postes de commande tout ce qui est Belge et dont vous avez certainement eu écho, sortiront vainqueurs. Les mêmes personnages français qui ont remplacé les Belges au Katanga faisant tant de tort à la Belgique réapparaissent sur la scène [39]. » Malgré les récriminations des Belges, le basculement de l’influence prépondérante des Belges vers les Français est confirmé par toutes les décisions de Mobutu entre 1965 et 1967.
À partir de 1967, Denard pourra même compter sur l’appui de Bruxelles et récupérer ses réseaux en RDC. En effet, la révolte des mercenaires marque l’échec de la stratégie belge de miser sur Moïse Tshombé. L’élimination de Jean Schramme signifie aussi celle des agents de la Sûreté belge, comme l’indique notamment une note adressée par un de ses hommes à Denard. Elle décrit les coulisses du recrutement en Europe de mercenaires pour Tshombé : « Cette affaire qui nous intéresse est, à mon avis, dirigée par occultement par le colonel Lamouline et le major Protin ; ce dernier assistait discrètement au départ des groupes de Bruxelles en septembre dernier. Le commandement OPS de cette opération avait été confié au commandant Bottu qui était assisté du capitaine Crowe (…).J’ai également entendu dire qu’au début de l’année 1966, il y avait eu (….) des pourparlers entre certains hommes politiques belges, le commandant Bottu et le roi de Burundi (….). Bottu a d’ailleurs affirmé qu’il faudrait sans doute replacer le roi de Burundi sur son trône [40]. »
« Corsaire de la République » et du roi des Belges, Denard élargit ses appuis à d’autres acteurs de la scène zaïroise. Le retrait de Mike Hoare et la dissolution du 5e codo signifient que l’Afrique du Sud renonce à employer des mercenaires nationaux pour peser sur le continent. Désormais, seules les unités spéciales de contre-insurrection mèneront des opérations contre les guérillas procommunistes. En revanche, Pretoria ne renonce pas à appuyer d’autres mercenaires. À partir de la révolte des « Affreux » en RDC, ce sont les réseaux de Bob Denard qui vont être sollicités. Les liens entre le mercenaire français et l’Afrique du Sud seront d’ailleurs très forts au temps des Comores. Moroni devient alors une base d’écoutes des communications de ses ennemis pour la South African Defense Force.
En fait, Denard peut bénéficier, à partir de l’épisode zaïrois, de l’appui des pays qui souhaitent maintenir l’influence « blanche » en Afrique : Rhodésie, Afrique du Sud et Portugal. La révolte de 1967 est une étape décisive dans les liens qui se nouent entre le mercenaire français et ces États. Ils apparaissent en arrière-plan de l’insurrection des « volontaires étrangers ». D’ailleurs, le représentant de la RDC à l’ONU, M. Théodore Idzuimbuir demande aussitôt la condamnation de la Belgique mais aussi du Portugal et de l’Afrique du Sud l’Assemblée générale [41]. Puissance aux effectifs militaires limités, refusant de décoloniser, le Portugal est au cœur du dispositif Denard en Afrique. Lisbonne devient une plaque tournante des flux de mercenaires entre leur lieu de recrutement en Europe et leur destination africaine. Ces flux se font avec l’assentiment du Pide qui met même, semble-t-il, à disposition des mercenaires des camps d’entraînement au Portugal [42].
L’Angola et la Rhodésie sont déjà des zones logistiques pour la révolte de 1967, comme en témoigne le major Pinaton. Dans son journal, il rapporte les propos que lui auraient tenus Denard en lui présentant les phases opérationnelles du soulèvement : « Schramme attaque cette nuit à 3 heures du matin Kisangani avec 300 hommes. Moi [Denard], je prends le terrain d’aviation. Au lever du jour, des renforts venant d’Angola et de Rhodésie en hommes et en matériel arriveront [43]. » L’Angola est au cœur de l’organisation des mercenaires pour la révolte de 1967. En effet, adossé à l’Angola, le Katanga doit être le bastion du mouvement [44]. La colonie portugaise est également le lieu de regroupement des hommes de Denard qui ont quitté la RDC et doivent repartir appuyer Schramme entre juillet et octobre. Après cet échec, le Portugal continue à offrir à Denard la possibilité de faire de l’Angola sa base arrière en Afrique, comme en témoignent des courriers entre le chef mercenaire français et ses hommes sur place [45].
La Rhodésie est l’autre point d’appui. C’est à Salisbury que Denard demande à être évacué après sa blessure le 5 juillet et où il est effectivement soigné. Dans ses mémoires, évoquant sa convalescence, il fera d’ailleurs allusion à ses liens avec les services rhodésiens. Deux de ses hommes « ont été arrêtés à Kariba par les autorités. Il a fallu l’intervention de sir Geoffrey, patron des services secrets rhodésiens, pour les faire relâcher [46] ». C’est encore là qu’il reprend contact avec les relais de Foccart qui lui parlent du Biafra [47].
Pour conclure, on peut donc considérer la révolte de 1967 comme un événement important de l’histoire militaire de l’Afrique postcoloniale, même si l’insurrection des mercenaires contre Mobutu se révèle un échec. L’épisode distingue Bob Denard des autres « Affreux ». Certes, comme lui, Jean Schramme a fait la preuve de son savoir-faire dans la lutte anti-insurrectionnelle contre les Simbas mais la fin de son épopée à Bukavu encerclée par l’ANC illustre, pour de nombreux observateurs, ses insuffisances en termes de stratégie. En RDC, Denard a, par ailleurs, fait la preuve de sa capacité à respecter le contrat passé avec son employeur, le général Mobutu. Certes, il finit par rallier le complot de Schramme mais parce que Mobutu lui-même est en passe de rompre le contrat qui les lie. La période de l’engagement mercenaire en RDC entre 1964 et 1967 assure également à Denard des réseaux avec les services français, belges, portugais et sud-africains. En récupérant les hommes qui l’ont servi mais aussi une partie de ceux de Schramme, il est en capacité de répondre aux besoins (fréquents dans ce contexte de décolonisation et de Guerre froide) d’irréguliers. Dans les mois qui suivent son départ de RDC, le conflit du Biafra en est une illustration. Denard se construit une belle carrière de mercenaires sur la scène africaine des années 1960 à 1995 (bel exemple de longévité dans ce milieu instable) grâce à ses liens troubles avec les services. Aux Comores, il tombera, victime de la disparition du soutien sud-africain et du retournement de Foccart contre lui en 1995. Entre-temps, l’homme bâtit une petite troupe d’irréguliers, ancêtre des Sociétés militaires privées actuelles. La Garde présidentielle aux Comores en sera le noyau, capable de fournir des équipes pour des missions comme au Tchad en 1981-1982. Très médiatisé, ce groupe de combattants de la seconde moitié du xxe siècle reste à historiciser.
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